C’était la fin de l’après-midi la journée était très chaude tous les villageois travaillaient dur dans les champs qui entouraient la commune.
La terre avait donné beaucoup de blé un blé doré riche et abondant les gens de ce village étaient heureux la moisson joyeuse et dynamique.
La fête de la moisson dans quelques jours se promettait d’être luxuriante de rires et de boisson.
On allait danser boire et manger on irait faire des tours de manège les chevaux de bois des Augias arrivaient sur le chemin à l’est.
Dans le crépuscule orangé les deux énormes roulottes des Augias se dessinaient comme une promesse d’enchantement.
Les roulottes étaient tirées chacune par une paire de chevaux de trait des chevaux grands et larges très puissants d’un blanc étincelant.
De leur masse noble ils tiraient les roulottes sans effort et le crépuscule en faisait des dieux orangé suspendus entre terre et ciel.
Barthélémy le père Augias conduisait le premier attelage et Elsa Madame Augias femme de Barthélémy le second attelage. La première roulotte celle de la promesse d’enchantement contenait le manège et ses merveilleux chevaux de bois recouverts d’ivoire.
C’était l’été 1912 les Augias venaient au village chaque été depuis six années ils étaient respectés à la mesure de leur humilité qui n’était pas fausse .
Les Augias étaient originaires des Balkans et leur langue était le Yiddish mais ils avaient appris le patois local avec une aisance surprenante.
Ils avaient trois enfants Samuel David et Abel.
Abel le plus jeune était très réservé tout à l’opposé de son père et de ses deux grands frères qui étaient d’une humeur ludique il ressemblait beaucoup à Elsa sa mère.
Elsa avait un regard profond de l’intérieur de l’ordre du mystère elle n’avait que faire de la surface des choses.
Depuis deux ou trois étés elle avait changé elle n’était plus si avenante.
Les Augias voyageaient perpétuellement par les quatre saisons l’hiver c’était très dur parfois l’argent manquait et il fallait se résoudre à vendre un cheval à la boucherie.
Elsa et Abel étaient meurtris tandis que Barthélémy Samuel et David ne semblaient pas affectés.
L’accueil des villageois fait aux Augias fût des plus chaleureux et aussitôt arrivés sur la place du village on donna eau et fourrage aux chevaux
et embrassades à la petite famille on apporta le pain le vin et la cochonnaille et on parla de tout et de rien.
Barthélémy était ravi Samuel et David faisaient quelques pirouettes sur la terre de la place à l’ombre des platanes gigantesques.
Elsa et Abel paraissaient ailleurs ce qui déplaisait fortement à Barthélémy furieux qu’ils ne répondent pas à autant d’allégresse.
Barthélémy ne voyait que l’utile l’immédiat matériel et ne souciait guère des états d’âmes de sa femme et de son fils Abel ils les trouvait sa femme et ce dernier né grotesques.
Barthélémy ne croyait qu’en son dieu sauveur le plus souvent bouc émissaire et de ce fait tout allait à la grâce ou à la disgrâce de Dieu à point c’est tout.
Elsa avait des visions depuis quelques années et en avait fait part à son mari « foutaises » hurlait Barthélémy tout en noyant sa colère dans le vin.
Elsa qui avait aimé son mari jusque là réalisait son erreur et ressentait la douleur de la trahison.
Elsa savait que son fils Abel était porteur de ses visions qu’il ne traduisait que par des émotions des angoisses qu’il ne pouvait déchiffrer pour le moment.
Un avenir en Hydre de Lerne attendait Abel.
Abel survivrait-il à la charge du monstre?
Elsa était terrifiée doublement terrifiée par l’avenir de son fils et par ses visions qu’elle savait authentiques.
Bien loin profondément de la surface des niaiseux Elsa connaissait à présent l’instantané le superposé de la grande psyché l’historique des êtres et voyait monter l’effroyable haine celle des chevaux déchus.
Le lendemain Barthélémy et toute la petite famille s’affairaient au montage du manège sur la place du village chacun savait ce qu’il devait faire et une journée suffît!
Les dernières charrettes de blé engrangées le soir même les villageois se regroupèrent sur la place pour admirer les chevaux de bois recouverts d’ivoire.
Une petite machine à vapeur transmettait sa force par la complicité d’un savant engrenage au manège ce qui faisait la fierté et la grandeur de Barthélémy un orgue de barbarie associé au souffle de la machine dont les mélodies s’enchaînaient au fil d’un long ruban perforé rendait l’ensemble très attractif.
Aujourd’hui c’est dimanche la fête de la moisson peut commencer après la messe et la bénédiction du blé.
De grandes tables sont disposées sur la place tout autour du manège on a pris soin de tuer le cochon quelques jours avant la fête bien sûr!
Les tonneaux de vin sont roulés au pied d’un platane avec ferveur on peut commencer à manger et à boire!
Barthélémy pousse une manette qui commande l’embrayage de la machine et le manège commence à tourner et l’orgue entame une mélodie!
Bien venus dans la ronde des ancêtres se dit Elsa en donnant les tickets aux heureux élus…
A présent les chevaux de bois tournent une ronde paisible en apparence tout en ascendants et descendants.
D’aucun ne remarque dans les yeux d’Elsa le message des chevaux déchus une haine métallisée d’une puissance de feu inouïe.
Tous ces niaiseux ils ne pensent qu’aux taureaux qui donneront de bonnes vaches laitières.
Elsa s’emporte elle le sait mais sa terreur la domine trop de boue et trop peu de regards intérieurs…
Assurément la surface des choses est reine dans le monde et c’est très bien comme ça cette conception domine les êtres c’est la référence et nul ne doit transgresser cette sainte référence.
Elsa est emportée par l’élan des chevaux de bois qui très vite sentent la sueur du taureau elle pense qu’elle est devenue folle elle se sent très seule abandonnée.
La nuit tombe sur la fête de la moisson la machine à vapeur s’essouffle et l’orgue de Barbarie commence à tituber le manège a emmené ses voyageurs dans la voûte céleste des totems et a imprimé des archétypes dans l’âme innocente des cavaliers émerveillées par l’éclat des chevaux.
« Dépêchons-nous » hurle Barthélémy sur la route qui mène au col de la faucille « il commence à neiger nous devons rejoindre l’Italie avant l’arrivée de l’hiver ».
Elsa est heureuse elle va revoir sa sœur à Rome Abel aussi il aime profondément tante Sarah.
Tante Sarah sait écouté les âmes elle a ce don elle voit l’intérieur du cœur elle sait toutes les larmes du monde et les siennes aussi sa fragilité est sa force.
Sarah a conscience de l’écume des chevaux qui poussent les taureaux dans l’abîme rédempteur tous ceux qui s’opposent à la métamorphose.
Elle sait aussi la saveur parfois diabolique de ce dynamisme céleste exprimé dans une adversité féroce.
Pierre